Marseille, tiers ville !
C’est quoi à la fin ces tiers lieux dont on nous rebat les oreilles ? L’État s’en empare, 150 millions d’euros rien que pour eux. Les promoteurs veulent en faire leur cheval de bataille. De l’air, du souffle, du possible, du possible pour ne plus étoffer… De l’espace !
Tiers lieux, les rescapés de la démolition
C’est d’abord de l’espace dans les villes qui n’en ont plus. De l’espace extraordinaire parce qu’il sort des fourches caudines des normes planifiées de la ville normalisée.
Ce sont des lieux rescapés de la ville démolie. On les dit « hybrides », destinés à être des lieux de rencontres entre personnes et compétences variées qui n’ont pas forcément vocation à se croiser… Blablabla, ça c’est pour Wikipédia.
On y colle volontiers les mots de coworking, FabLab, HackerSpace : ça sonne mieux en anglais. Jardins partagés eux restent en français ; trop romantiques peut-être les jardins anglais…
Le tiers lieu est devenu une marque collective où l’on
pense au commun avant de penser au commerce.
Où l’on veut faire ensemble avant de produire pour
une infrastructure.
Le tiers lieu c’est une infraction, une transgression dans la règle de l’économie libérale, jusqu’à en devenir sa principale planche de salut.
C’est de l’espace donc, de l’espace public, de l’espace intermédiaire, c’est-à-dire qui permet d’entrevoir des lignes de fuites, des horizons différents. C’est la mise en commun d’un lieu, un espace ouvert, offert, dans lequel le possible est la preuve.
Un espace partagé où tout peut arriver.
Nature humaine
C’est un nouveau modèle qui donne un lieu de rencontre entre le privé et le public. Sans cette communion, rien ne sera possible. C’est la condition essentielle pour que le tiers lieu ne devienne pas un entre soi.
Aucune friche, aucun tiers lieu n’a jamais existé sans avoir d’abord été imaginé par des artistes. Il n’y a pas, il ne peut y avoir de lieu offrant une telle confiance au présent pour permettre l’avenir : rien de viable ne peut être imaginé en dehors du champ de l’art !
La culture, toute la culture, est la seule matrice pour rendre ce monde possible.
Aujourd’hui, seuls les fous pensent que l’écologie n’est pas une priorité. Désormais les philosophes se penchent sur le chant des oiseaux, les anthropologues sur la façon de rendre notre planète habitable… Plus que tout autre chose, les tiers lieux sont les derniers endroits dans lesquels la nature humaine reprend ses droits.
Dans cette volonté farouche de faire, de se débrouiller pour faire chic et pas cher, de puiser des trésors collectifs et inventifs de « l’informalité » des choses, se cache une rage de vivre et de permettre. Il y a, au fond, dans ce mot fourre-tout de « tiers lieu », l’essence même de l’urbanité.
Ville partagée
C’est un joli mot « urbanité ». Au-delà du sens physique de ce qui réunit les humains, ça signifie aussi une manière d’être affable et poli envers autrui.
Alors, pourquoi le tiers lieu devrait-il être cantonné entre quatre murs pour mieux être contrôlé ? Si c’est un lieu de liberté, il doit être répandu à toute
la cité.
Marseille est une ville populaire, non au sens pittoresque du terme mais parce que son identité est forte. Et le sentiment d’appartenance à cette ville est son véritable patrimoine.
La ville objet a fait son temps, elle est figée, inerte, et ne permet aucune projection ou mutation. La ville doit être à nouveau pensée comme un tissu
polymorphe et vivant, qui ne laisse rien se détacher. Elle doit avant tout créer du lien partout, tout le temps, ne plus accepter que des quartiers entiers ne soient reliés à rien, laissés pour compte et livrés à eux-mêmes.
Marseille est au pied du mur, dans une situation financière exsangue. Pauvre mais fière. Son sol est jonché de friches fatiguées, d’immeubles ébranlés, d’espaces publics mal fagotés. Mais au moins, elle résiste encore un peu aux schémas de la ville standardisée. Malgré tout, il demeure ici une solidarité. Indéfectible. Cette ville se bat et vibre. Elle est chaude et turbulente mais elle fait corps, elle vit !
Aucune ville en France n’est aussi sauvage et informelle que Marseille. Certes la politesse n’est pas encore sa qualité première, mais elle porte en
elle les germes pour incarner autre chose que les stigmates caricaturaux dont on l’affuble. Elle doit être la ville qui noue.
Prendre ici pour réparer là
La noue, c’est ce qui lie un champ à un autre, un toit à un autre, et donc un toi à un autre. La noue, c’est une façon de prendre conscience de l’autre. Une noue est aussi ce qui résulte des inondations : les « backwaters » sont ainsi des noues formant des lacs éphémères dans lesquels la vie se pose, se repose et germe à nouveau.
Voilà ce qui se passe : ce qui était là fut éradiqué au profit de constructions à outrance. Ces quartiers spontanés sont les tsunamis, les inondations cataclysmiques des villes. Il en résulte des noues dont il nous faut prendre soin. Prendre ici pour réparer là, avoir le geste juste, écouter, sentir, ressentir, piquer au vif pour stimuler, faire ce qu’il faut avec attention, discrétion parfois et audace souvent. Dès lors permettre à ces lieux de se développer et peu à peu de se répandre, d’innerver les endroits délaissés, les endroits figés pour les ré-animer.
Les tiers lieux sont tout et rien à la fois. Pour le moment, ils se font encore discrets mais aspirent à devenir plus insistants. Un quelque chose de commun à tous, un lieu de partage et de rencontre. Ils existent. Le tiers paysage existe. La tiers ville, elle n’existe pas encore. Marseille, la ville des possibles, doit incarner la première tiers ville du monde.
Tribune par Matthieu Poitevin, publiée sur Marcel le 16 octobre 2021