Contre le mur de la plaine
Depuis 2015 et l’annonce de sa requalification, la place Jean-Jaurès à Marseille, surnommée « la Plaine », est au cœur d’une lutte opposant les riverains à la Soleam (la société locale d’équipement et d’aménagement de l’aire métropolitaine), maître d’œuvre du projet. En octobre dernier, cette dernière a érigé un mur de béton de 2,50 mètres de haut autour de la place, afin de « protéger » le chantier. Une mesure contre laquelle ont protesté nombre de citadins, universitaires, artistes, paysagistes, architectes… dont Matthieu Poitevin, fondateur de l’agence Caractère Spécial § Matthieu Poitevin Architecture. Tribune.
Aujourd’hui, la place de la Plaine est corsetée dans des murs de béton pour la protéger des habitants. Un comble pour un espace public, qui est par définition un espace d’expérimentation, un lieu ouvert, un chantier fait par et pour ces mêmes habitants, et non pas contre ! La place, c’est la vitrine de la ville, son image de marque. Que seraient Venise sans la Piazza San Marco, Marrakech sans la place Jemaa el Fna, Madrid sans la Puerta del Sol…
Elle est tellement aberrante cette place, ainsi fermée, qu’il faudrait conserver ces ridicules murs de béton pour que les générations futures puissent se confronter un jour à une archéologie de la bêtise dans son plus bel étendard. Il suffirait alors de lacérer des passages dans les parois pour créer des venelles, bordées de locaux, et des emmarchements pour accéder à une nouvelle place surélevée. Un gigantesque tapis volant, qui s’extrairait du plancher des voitures et inventerait une place en devenir, un belvédère sur rien, juste un lieu de plaisir.
Quant aux immeubles effondrés à quelques rues de là, le premier geste de décence serait de ne rien construire à la place, mais de transformer ces espaces en lieu de réunion, en espaces publics de qualité. D’ailleurs, un audit de tous les immeubles du centre du Marseille « pourri » pourrait être réalisé pour les démolir, avant qu’ils ne tuent encore. Il pourrait être fait de chacun de ces lieux des micro-jardins, des terrains de jeux, des lieux de rencontre entre voisins. Pour enfin réinventer la ville par le prisme non de ce que ça rapporte, mais de ce que ça apporte.
La poésie, c’est aussi la création, l’art de suggérer des sensations, des émotions, des impressions. Marseille, par sa désobéissance, a l’occasion de devenir l’exemple d’une autre ville possible : une ville poétique !
Ce qui surprend dans cette histoire, c’est que malgré l’insignifiance générale et générique qui est devenue la règle dans toutes les villes, cette fois, ça ne passe pas. Les gens avancent des raisons plus ou moins justifiées pour critiquer le projet mais la vérité, c’est qu’au fond, ils le trouvent chiant, peine-à-jouir, sans joie et sans saveur, sans particularisme et contre leurs envies. Il ne leur ressemble pas. Là où il n’y avait rien, ça ne les dérange pas que soient construites des choses sans saveur. Mais la Plaine est un lieu des possibles que la Ville, par méconnaissance et absence d’imagination, veut transformer en lieu constipé. Elle en fait un lieu impossible.
En 25 ans, les quartiers populaires de Noailles, Belsunce, la Belle de Mai et la Plaine n’ont concerné que de très loin cette mairie, pas assez rentables sans doute. Ainsi, de populaires, ces quartiers sont devenus pauvres ou très compliqués.
Ce ne sont pas quelques arbres neufs qui peuvent arranger les choses. La peur rend tout laid. Il faudra apprendre à aimer ses concitoyens. Aimer est le seul remède à la laideur.
Matthieu Poitevin