Ceux qui creusent
« Dans la vie, il y a deux catégories de gens, ceux qui ont un flingue et ceux qui creusent. Toi tu creuses. »
Moi je creuse, année après année et ça dure et ça dure, je creuse.
Je creuse … Je creuse toujours et je creuse encore.
Longtemps j’ai pensé pouvoir changer les choses, à défaut, avoir une meilleure pelle ou même une pioche mais non.
Je creuse …
Encore et encore.
Ce qui est formidable, et un peu inquiétant quand on répète le même geste à longueur de temps dans la quête d’un Graal hypothétique, c’est que, justement, on a toujours l’impression de faire autrement ; on voit les gens qui nous entourent rajeunir, ils finissent par devenir déférents, révérencieux, trop polis ou pas assez, on ne comprend pas pourquoi tout de suite mais c’est simplement parce qu’ils nous voient comme un vieux. Pourtant je n’ai pas vu le temps passer et mon regard n’a pas perdu l’acuité de son esprit, au contraire : il est plus radical, moins paresseux, tout aussi rêveur et vif mais moins angélique. Heureusement que je ne prends jamais les transports en commun parce que le premier qui me propose sa place se prend mon poing dans la face !
Donc je creuse …
Et encore. Et toujours.
Pourtant j’aurai tout essayé pour tenter de lui prendre son flingue à l’autre, là, mais rien à faire, c’est impossible.
Le mythe du créateur solitaire est une connerie sans nom. Une absurdité totale comme en produisent les agences de pub.
La création n’existe que dans l’échange, que dans le partage. C’est ce qui en fait son sel, son sens, sa joie, son piment, son épice et sa beauté. L’idée est là, elle est tapie, toujours comme de la lave sous une couche plus au moins épaisse de quelconquerie qui l’empêche de jaillir, et puis il suffit tout d’un coup, d’un échange de rien, d’un mot, là, à cet endroit, à ce moment, là, d’un frémissement, pour qu’une étincelle foute le feu à un brasier inexorable. Et là : plus rien ne peut l’arrêter. Les pensées les plus sombres souvent noires deviennent multicolores et soufflent comme le vent sur le feu.
Rien n’est plus fascinant que le feu.
La création n’a besoin que d’une étincelle pour que la magie opère, celle qui est la part la plus incroyable de notre humanité.
Parce que, quoi qu’on puisse dire, la seule chose qui rend l’humanité singulière, voire aimable, c’est sa capacité à créer.
Et donc je creuse …
Parce que le mec là-haut avec le flingue, il n’a pas compris comment marche la magie. À dire vrai, il s’en fout même de la magie, il se fout de la création, il se fout probablement de l’humanité. Pour lui la réussite c’est le nombre de zéros après le chiffre sur son compte, son pourcentage d’électeurs, c’est la maison, les vacances entre soi et la réussite scolaire de ses enfants, non pas pour eux mais pour le flatter lui.
Alors, moi je creuse …
Et je cherche les autres, jouer avec eux, parce que ce la seule chose de valeur à mes yeux c’est l’échange comme seul et unique gage de possible sillon vers la création.
Ma réussite à moi c’est de perdre ! Perdre absolument tout ce que j’entreprends comme gage d’intégrité et de sens.
Je préfère creuser mon sillon que ses fondations
Je creuse pour trouver la voie de la liberté
Je creuse pour ne pas faillir, pour ne pas courber
Je creuse pour qu’il risque de se casser la gueule, l’autre, là-bas, qui sait…
Dés lors méfions-nous soigneusement d’un créateur, a fortiori d’un architecte qui pense que la réussite réside dans le nombre de contrats qu’il a en cours, ou du nombre ds salariés dans son agence qui ressemble à un showroom.
Combien de concessions aura-t-il faites à son commanditaire, combien de compromis aura-t-il passés avec lui-même pour arrêter de creuser et devenir le plus riche des laquais ?
J’y arrive encore : je creuse !
Et plus j’écris ce texte, plus j’ai envie de creuser !
Je monte le son, rock n’roll à fond, babe !
Vas-y bouge ton boule et creuse !
Et surtout, donne tout ce que tu peux à chaque fois que tu auras la moindre occasion de mettre ton âme sur la table, même en vrac.
Fais le plus beau projet possible ! Etonne toi, épates toi, sois navré et recommence encore !
Et perds, perds tes projets, sois mort de rire du mal que ça te fait, plus tu perds plus cela veut dire que tu t’approches de la magie.
Parce que regarde la somme de bouses qui poussent partout, c’est ça la réussite, vraiment ?
Alors vas-y fonce ! Sois digne, sois beau ou belle et n’oublie pas de creuser !
« Tenter, braver, persister, persévérer, s’être fidèle à soi-même, prendre corps à corps le destin, étonner la catastrophe par le peu de peur qu’elle nous fait, tantôt affronter la puissance injuste, tantôt insulter la victoire ivre, tenir bon, tenir tête ; voilà l’exemple dont les peuples ont besoin, et la lumière qui les électrise. »
Apprendre cette phrase par coeur, se la réciter en boucle, remercier Victor Hugo encore et toujours.
Faire de la défaite la trace ineffaçable d’un succès certain.
Rien n’est plus vulgaire que les signes extérieurs de réussite, rien n’est plus poétique que la défaite.
Je préfère tellement le moindre signe de poésie de ceux qui résistent ou se battent pour un monde digne que l’hérésie qui conduit au succès d’un seul.
Alors je lui laisse son flingue de mort à l’autre là-bas, je retourne creuser : c’est par là que je me sens vivant.
Matthieu Poitevin