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Friches + Culturel

Îlot Canebière-Gambetta

Le travail sur l’îlot Gambetta/Canebière va marquer de manière conséquente la façon dont on va réparer, repenser, transformer et améliorer la ville dans les années à venir.
De prime abord il pourrait ne s’agir « que » de valoriser un capital immobilier avec une valeur patrimoniale ayant vécu bien des turpitudes que l’on s’efforcera d’effacer. On pourrait ne pas regarder plus loin et réparer l’ensemble à moindre frais afin de permettre au futur acquéreur de trouver une rentabilité ou de spéculer sur les opérations à venir de plus grande envergure… Dans cette hypothèse, on fera alors oeuvre d’une forme de gymnastique sémantique pour empaqueter le bébé avec des langes qui résonnent dans l’air du temps : il aura un body vertueux, et écologique bien sûr, un petit pantalon frugal et un pull résiliant – trop mignon, ce bébé, décidément à croquer ! On aura tout bon dans la forme de l’air du temps mais rien n’aura été produit dans le fond, rien n’aura été questionné.
Et pourtant rien n’est plus fondamental et ambitieux dans ce travail, aussi petit et modeste semble-t-il ou peut-être justement pour cela. Parce qu’il est le premier du genre à redonner une chance à la ville ancienne de porter en elle les germes de la modernité. Donner une chance à la ville ancienne de porter en elle les germes d’une nouvelle modernité :
quoi de plus important en effet ? si on veut donner une chance à cette ville de se réinventer. Il se doit ainsi de montrer comment la ville dense et constituée sera assurément le salut du monde à venir. Il n’est pas seulement question de rénovation mais bien d’une réinterprétation de la ville mettant en oeuvre un changement d’échelle, ou plutôt en respectant celle qui existe déjà. On va réfléchir ici à l‘échelle de la parcelle et plus à celle de l’îlot, ce qui en soi est une forme de révolution car : rien n’est plus ambitieux et novateur que de repenser la ville ainsi.
L’ère des grandes opérations de spéculation immobilières est terminée : pour respecter le vivant tout en tenant compte de notre démographie, en un mot, pour être « vertueux », il va falloir s’approcher de zéro consommation des sols. Cela signifie entrer dans une ère « d’artisanat », c’est-à-dire faire de la couture, de la dentelle, de la réparation minutieuse et délicate pour prolonger cette ville, la ville, et pour allonger la vie des bâtiments qui existent déjà. C’est à la fois merveilleux et extrêmement difficile de faire ça : il faut pour cela beaucoup d’humilité, d’écoute et de délicatesse.
Dans le cas précis de l’îlot Gambetta/Canebière, nous sommes face à quatre bâtiments très spécifiques. D’un côté, Allées Gambetta, l’un a ses plafonds moulurés, son escalier en marbre et tout ou presque est à l’avenant, l’autre n’a pas d’intérêt particulier. Ces bâtiments sont vivants, ils sont occupés, ils sont propres et il n’y a pas grand-chose à faire.
De l’autre côté c’est le contraire. Sur Gambetta tout est douceur et tranquillité, à quelques mètres de distance, en face sur la Canebière, tout est dureté et violence. Ici les ouvertures sont murées, tout ce qui a pu être dévasté l’a été, les câbles, les cuivres, les sanitaires et même les mains courantes ont été arrachées. Le plus petit des immeubles est presque entièrement recouvert de tags ou de graffs qui témoignent des squats qui s’y sont déroulés.
En quoi la sacralisation d’une moulure en gypserie, d’un garde-corps en fer forgé ou d’un sol en marbre devraient être plus sacralisées qu’un mur tagué ? L’un témoigne d’une culture morte, l’autre d’une énergie de vie. Tout comme on respecte les pierres inertes, on se doit de respecter la vie qu’elles ont su un moment protéger. C’est un patrimoine vivant à côté d’un patrimoine de pierre, en somme. Et dans chacune de ces deux situations les bâtiments sont éloquents,
d’une manière différente. La moindre des choses serait de faire un « screenshot » d’un niveau, en l’état ou presque pour montrer l’histoire de ce lieu. Il pourrait s’agir d’un étage ou d’une déambulation dans les étages qui montrerait et
daterait le site et ses occupations ; exactement comme on le ferait dans un musée ou plutôt au cœur d’un parcours archéologique, comme une stratigraphie vivante des lieux, comme on remonte le temps sur le tronc des grands arbres.
Le projet n’est rien d’autre que cela : réunir chacun de ces quatre corps de bâtiments en les liaisonnant et en les rassemblant en une seule et même entité construite à partir de leur diversité, de leurs aspérités, de leur vie. Respecter les bâtiments c’est en respecter le mode constructif mais aussi le mode narratif. Les architectes ici agissent comme des archéologues du vivant.

Matthieu Poitevin, Architecte