Ça reste comme ça ?
Le XXème siècle aura été celui du Monument : une architecture idéologique qui transcende la vie à laquelle elle survit indifféremment. Une architecture à laquelle, dans ses symboles comme dans sa pratique, le citoyen devait obéir. Si l’architecture tente aujourd’hui de s’émanciper du poids écrasant de sa dimension érectile et pérenne, elle n’en est pas moins monumentale, soumise à la posture de l’architecte ou à la nécessité d’une rentabilité imbécile plutôt qu’au désir d’invention sociale. C’est une architecture obéissante aux attentes qui lui préside, strictement assujettie à l’ordre de la commande. Dès lors, les bâtiments idéologiques comme spectaculaires sont « mort- nés » car finis à livraison, incapables de poser question et d’accompagner une durée de vie. Ils sont maintenus, en tant qu’objet, « à l’identique » comme si le temps n’existait pas.
Une architecture désobéissante et inachevée est alternative à l’architecture autoritaire héritée de la modernité comme à l’architecture consensuelle de notre société actuelle. Sa désobéissance peut se jouer à deux endroits :
Dans le processus de conception de l’objet architectural qui loin d’apporter, point par point, des réponses au programme afin de conforter son commanditaire dans son pouvoir de résolution doit, au contraire, identifier des failles programmatiques, proposer des non-lieux, faire advenir l’imprévisible dans le projet. Dès lors, les propositions avancées sont toujours simples et comme évidentes mais à terme, elles bouleversent notre vision du lieu et inventent un nouveau type d’espace. La dimension inachevée du projet relève ici de la stratégie de « l’os à ronger » : le Panorama en porte-à-faux à la Friche, l’« escalier-apostrophe », prouesse du CNAC, le patio de la Grainerie, les maisons individualisées de la Cité Manifeste à Mulhouse… comme des hochets sur lesquels s’agglutine l’attention pour faire : là, une terrasse publique de 8000 m2 accrochée entre ciel et terre dont personne ne voulait et qui est pourtant devenue l’emblème de la Friche ; là, une série de nefs de béton toutes solidaires et ouvertes les unes sur les autres, couvertes d’Eternit pour l’éternité ; là, une circulation centrale transformée en rue ; ici encore, un seul et unique grand jardin plutôt que 11 micro-jardinets, qui oblige ainsi chacun à considérer son voisin. Une architecture désobéissante est là où on ne l’attend pas.
Dans l’approche constructive du bâtiment entendue comme non définitive, les bâtiments peuvent être parfaitement achevés mais non finis. C’est une nuance importante. La fin est terrifiante : l’architecture n’a pas à achever, à mettre un terme. Les bâtiments livrés ne sont pas des bâtiments dont l’histoire se termine. Bien au contraire, ils sont les supports de son commencement. Ne pas finir un bâtiment est par conséquent la garantie la plus digne d’offrir à chacun, des portes sur son imaginaire.
Hélas, le concours comme modalité de rencontre avec un projet, n’autorise que l’instantanéité d’une décision. Il ne permet que d’aller sur des pistes ultra-balisées. Mais d’autres modes opératoires commencent à émerger. De nouvelles façons ou, faute de moyens, du temps est donné pour qu’advienne la création : dialogue compétitif, accord-cadre ou nombre d’interventions aux formes inédites menées par des collectifs qui éclosent en nombre. C’est dans ces voies que le projet va retrouver une liberté, une audace, une expression plus expérimentale. Faute de quoi, la continuité, la ténacité permettra de creuser peu à peu un autre sillon. Il s’agit de proposer toujours la même chose : un espace libéré de la fonction et du programme, un espace à inventer, un espace inachevé — un espace sans usage. Oui, il est urgent de se désintéresser de l’usage et de faire notre travail : non pas faire le bonheur des gens mais leur proposer des pistes fortes qui interrogent et dérangent puissamment pour qu’in fine, elles fassent vérité. Alors l’architecture étriquée verra s’ouvrir le champ incommensurable des possibles. Pourtant peu médiatisés, de nouveaux projets, principalement en logement mais pas seulement, sortent de terre à Bordeaux, Nantes, Lille ou Marseille. Ces projets, portés par Christophe Hutin, Sophie Delhay, Julien Beller, Pier Schneider ou Kristell Filotico notamment, offrent une approche différente des usages et la considération du contexte. Il s’agit donc d’être libre dans sa tête, libre de faire, de tout faire pour offrir aux usagers de ses créations, cette liberté en retour. Une architecture est désobéissante quand elle vénère la liberté de chaque individu qui la vit.
Dès lors, lorsqu’un architecte reçoit une commande, s’il doit répondre à la question qui lui est formulée, à l’endroit où la plupart d’entre eux s’arrêtent, c’est là que son véritable travail commence : après la réponse. L’architecture peut induire et accompagner l’apparition d’événements spontanés en mettant à disposition des usagers des lieux qui n’ont pas de nom. Ainsi, c’est la pratique libre que les hommes en auront qui les qualifieront. Cette façon a posteriori de nommer un lieu, permet de l’imaginer. Un lieu imaginé est déjà vivant.
Matthieu Poitevin