Que tu es belle

Que tu es belle !

Où se cache la beauté ?

Il n’est pas possible de parler de la beauté en architecture sans évoquer Vitruve, si avec lui elle à beaucoup à faire avec des questions de proportions et renvoie aux ordres antiques, elle reste une idée qui traverse les époques jusqu’au XIXe siècle.

« La beauté résulte de la forme ou de la belle structure bien ordonnée, lorsque l’ensemble de l’édifice et ses parties – et celle ci entre elles – se répondent et se correspondent de juste manière, l’édifice devant être considéré comme un corpus complet et cohérent dans lequel chaque membre s’accordant à l’autre, répond à sa nécessité. » In l’architecte Pallas Georg Andreas Bockler

Alors ne doit-on pas, descendant de cette tradition, considérer que l’architecte doit être d’abord et surtout un chasseur qui traque et poursuit inlassablement cette beauté ? Dès lors le propos devient plus personnel et reflète cette frénésie obsessionnelle de sa propre quête.

« Peindre non pas la chose mais l’effet qu’elle produit. » Stéphane Mallarmé

NOUS SOMMES DES GUERRIERS DE LA BEAUTÉ

Ceux qui sacrifient la beauté à la performance récoltent ce qu’ils ont semé.

L’architecture est un art de commande, mais l’architecte a le devoir d’aller au delà de la commande qui lui est faite. C’est là que réside le secret de la beauté. Elle se cache là où on ne l’attend pas, là où elle trouve le terreau pour que l’imaginaire puisse trouver sa place, grandir, se partager et s’épanouir. La raison n’a rien à faire avec la beauté, le maître d’ouvrage ne s’en tient qu’à ce qu’il peut maîtriser, à savoir la chose raisonnée, tangible, concrète, mais là n’est que la partie visible de l’iceberg qu’est l’architecture. C’est la partie la plus facile, la plus docile, la plus médiocre au fond. La beauté ne se voit pas forcément, elle se sent et se vit et c’est ce moment ou le corps réagit et induit une humeur particulière que le projet est réussi.

La beauté est fugitive, elle est une découverte, elle est l’inverse de l’habitude et de l’inertie. Les lieux ne sont pas immortels, ils évoluent en fonction des saisons, du climat, des heures de la journée. La lumière, ses couleurs, sa texture évoluera en fonction des aléas du temps qui passe. Qu’il s’agisse d’heures, de saisons ou d’années. La beauté d’un lieu est fonction de ce qui l’entoure et de ce qui le constitue.

La beauté d’une construction réside dans la façon dont le temps s’est étendu sur elle. On y sentira sa douceur ou au contraire son âpreté ou sa dureté. On observera les endroits où il a posé un peu ses marques, là où il s’est reposé. Il faut pouvoir travailler la matière en prenant en compte que l’acteur principal et essentiel du lieu sera le temps. C’est lui qui pourra patiner de poussière le plâtre pour en faire vibrer la surface. C’est lui qui marquera le bois en lui faisant changer de couleur, en y inscrivant des petites cicatrices dans les interstices de ses veines. C’est lui qui laissera une trace noire sur les trous des vis, une fleur de rouille sur l’acier et polira la pierre avec la pluie et le vent ou la couvrira de lichen.

Aujourd’hui les fenêtres sont en plastique, le verre est partout transformant les gens en poissons dans des aquariums au lieu de les laisser dans les océans. Les ombres nulle part. Cette volonté de transparence réfute le refuge possible et nie le secret et l‘intimité. l’architecture est une affaire hautement sensuelle que ce monde transforme en gigantesque pornographie.

II ne restaure pas, on cherche à refaire comme ce qui était, comme une personne de 75 ans qui se ferait un lifting pour ressembler à ce qu’elle était à 25 ans. C’est non seulement impossible, grotesque et faux, mais ça a pour effet de produire l’exact effet inverse de celui recherché car c’est faux et donc laid. Car il n’est pas possible de trouver la beauté dans le pastiche de soi-même ou, dans le pastiche de ce que fut un bâtiment. Refuser le temps, c’est ça la laideur. La volonté effrénée de ne pas vouloir laisser les choses vieillir est une façon de nier le temps et donc la vie. C’est avoir peur d’admettre que les choses ont une durée et sont heureusement imparfaites. Imaginons un livre avec une seule page qui se tourne sans arrêt et sans fin sur elle-même. Pas de durée, pas d’histoire, pas de récit, pas de plaisir. Peut- être ce qu’on appelle l’âme des lieux ou des choses, c’est ce qu’on ressent en contemplant la masse des histoires qui racontent leur vie. Cette volonté de gommer le temps qui passe et façonne les lieux traduit en fait une angoisse de la fin. Comme une personne, la beauté est forcement inachevée

ÉQUILIBRE

Le projet d’architecture est une offrande faite à des inconnus et il faut donner à chaque fois ce que l’on estime être le plus beau en soi à des gens qu’on ne connaît pas mais qu’on imagine. Alors bien sûr, c’est une alchimie particulièrement fragile et peu sont ceux qui s’y essayent parce que l’échec de la perception de celui à qui on offre le projet est probable. Il n’y a pas de recette magique, il n’y a que de l’expérimentation d’un regard qu’il faut sans cesse aiguiser comme la lame d’un couteau. Il faut essayer et essayer encore pour apurer son propos et parvenir à faire renter en résonance l’ensemble de ce qui compose un projet. Il n’y a pas d’histoire sans vérité et c’est ce qu’il nous faut atteindre, une espèce d’évidence parce que ce qui est vrai ne cesse jamais d’être. La représentation est peut-être ce qui est le plus dur à maîtriser pour exprimer ce que le projet pourra être.
Une note de musique traduit un son, un assemblage de lettres traduisent un mot. J’écris do re mi fa sol, je les entends, j’écris B-L-A-N-C, je lis blanc et je vois la couleur. Ces codes ont des correspondances cognitives immédiates. Comment exprimer un espace, un volume, une lumière ou une ombre, une matière, une sensation en seulement deux dimensions ?
Plan, coupe, élévation et perspective fausse forcément et à une échelle qui ne correspond jamais à la réalité. Cela demande un travail d’abstraction unique bien sûr et pourtant, il faudrait qu’un jury composé d’élus, de techniciens et de programmistes qui n’ont jamais fait d’architecture puissent comprendre comme ça ?
Cela semble impossible et pourtant ce sont eux qui jugent, ce sont eux qui choisissent et par conséquent, ce sont eux qui font la ville et donc la massacre sans même le faire exprès, par inconscience, manque de curiosité et de connaissances. On cantonne la beauté à des expositions dans des musées qui ne peuvent montrer qu’une œuvre figée sans jamais prendre le risque de lui permettre d’exister, de se transformer, d’évoluer, de grandir, de vieillir et donc de mourir, c’est à dire de vivre. L’architecture n’est pas une discipline, c’est une indispensable indiscipline. J’en arrive à la conclusion que l’architecture ne peut pas, ne peut plus être une œuvre figée mais une proposition forte et belle pour que chacun en devienne plus simplement spectateurs mais acteurs.

PRACTICIENS

C’est une réflexion que je mène depuis que j’ai commencé à faire ce métier et que j’essaie dorénavant de transmettre à mes étudiants. Il n’est absolument pas possible de pouvoir avoir un point de vue sur l’architecture, sa pratique, sa concrétisation, son évocation, son évolution si on ne pratique pas tous les jours de cet instrument. On parle d’une matière vivante, pour le comprendre il faut en sentir le pouls, il faut la toucher.
Peu à peu j’essaie d’accompagner les étudiants à être leur propre critique, à arrêter de se regarder pour apprendre à voir. À ne considérer leur projet non pas comme un objet fini mais comme un processus qui permette une suite. LE FINI C’EST LA MORT, L’INFINI C’EST LA VIE. L’atelier est devenu le lieu où il m’est possible de poser ces réflexions sans autre enjeu que de constater ce qu’elles provoquent chez les étudiants et ce que eux-mêmes apportent comme contribution.

L’infinitude définie est devenue une quête de plaisir et de désir perpétuel que je m’évertue à partager avec ceux qui participent à l’atelier.
Ainsi, peu à peu, après 10 ans d’enseignement, mes ateliers essaiment des pistes de réflexions et d’envies, des exigences et des inquiétudes mais surtout surtout des lieux de possible pour ne pas étouffer. Comme celui qu’il va piocher dans la mine en quête d’un filon. L’enseignement fait de moi un passeur, un partageur, un chercheur d’or, un chercheur de possibles, et par conséquent, un apprenti perpétuel, parce mon rapport avec les étudiants est avant tout un échange. C’est avec eux que je cherche de nouvelles pistes de réflexion, de nouvelles façons d’expérimenter des idées. J’essaie de faire en sorte que l’atelier redevienne un atelier, un atelier de pensées. Il devient un lieu en mouvement perpétuel dont le sujet est plus un questionnement et des pistes d’imaginaires de réponses qu’un exercice à proprement parlé rendant l’idée d’une seule et unique réponse par trop réductrice. Chaque sujet doit être caution à processus et réflexion. Chaque rendu non pas une fin mais un début.
L’école n’est pas un lieu d’apprentissage de l’architecture, c’est le sanctuaire de l’architecture libre.

LA BEAUTÉ DE L’INCERTITUDE


« Je ne sais pas. » On demande à l’architecte d’avoir réponse à tout sur un projet, d’être capable de réponses à toutes les échelles, de concevoir 30 000 m2 de logements, des bureaux, des maisons ; des hôpitaux, des théâtres et d’avoir en même temps un avis sur les plinthes et de réparer la plomberie. C’est ce qui fait la richesse infinie de ce métier et qui oblige à une grande humilité. L’architecte est là pour tout et n’importe quoi mais la plus belle réponse qu’il devrait pouvoir apporter parfois est : « je ne sais pas ». Je ne sais pas pourquoi je pense que cette terrasse ici est bien, je ne sais pas pourquoi la salle de bains est tournée de cette façon, je ne sais pas pourquoi je pense que ce projet est mieux en bois qu’en n’importe quoi, je ne sais pas pourquoi il y a 4m sous plafond alors que 2,40 suffiraient. Ça ne s’apprend pas ça, ça se ressent. Moi même je m’agace en écrivant ces lignes, comment puis-je prétendre être professeur de quelque chose qui ne s’apprend pas ? Comment faire comprendre à un étudiant ou à un client que je sais ce que je ressens et que je ne suis là que pour lui offrir des instants de plaisir au quotidien. L’architecture telle qu’on l’apprend dans les écoles doit servir à quelque-chose, abriter, montrer, démontrer. C’est la réduire à son strict aspect fonctionnel. N’importe quel logiciel de base est capable de rationaliser un plan ou une coupe. Ce qui rend l’architecture belle c’est quand on parvient à s’extraire de tout ça, quand seul compte le paysage, l’air et la lumière et qu’on est ici dans le lieu sous son charme, naturellement. La beauté de l’architecture se rencontre quand elle ne sert à rien.

LA BEAUTÉ DE LA VÉRITÉ
Vérité affective
Vérité rationnelle
Vérité être

LA BEAUTÉ DE L’IMPERFECTION


Tout est parfait, bien pensé, parfaitement réalisé et conçu, les couleurs harmonieuses ; les compostions subtiles et pourtant rien n’est plus ennuyeux que la perfection. Rien n’est plus laid au fond que le projet sans aspérité. Que peut-on imaginer à partir d’un objet parfait ?

LA BEAUTÉ DE L’ACCIDENT

Que serait la tour de Pise si elle n’était pas penchée ? Les vestiges grecs ou romains s’ils n’étaient pas en ruine ?
Pourquoi une baie vitrée ou un balcon au milieu d’une barre hlm interroge et interpelle ?
La notion d’équilibre peut aussi faire partie de la beauté ; elle est corrélative du risque et de l’engagement. Il n’y a pas de beauté sans prise de risque. Le bon projet est celui qui est à la limite. C’est celui qui les cherche et les tutoie sans aller au delà sinon, comme un skieur qui va au delà de ce qu’il peut, il se casse la figure et c’en est fini. La beauté parle de ça, de l’évidence d’être allé au bout de soi, d’être juste et d’accepter que cette beauté n’est belle que parce qu’elle accepte le temps qui passe et qui modifie les choses.
L’imperfection, l’accident sont des invitations à l’imaginaire, on regarde et la surprise entraine la curiosité, l’intérêt et l’attrait. Rien n’est moins beau que la perfection, rien n’est plus ennuyeux et fastidieux. L’équilibre est rassurant, mais serions-nous subjugués devant un spectacle de danse où les danseurs ne bougeraient pas ?
L’équilibre n’est beau que lorsqu’il offre une harmonie dans les déséquilibres. On confond l’équilibre avec un objet inerte et statique alors que la beauté de l’équilibre ne peut s’exprimer que dans les mouvements.

La beauté est aussi une affaire de proportion paraît-il, encore que. La piazza San Marco est un modèle d’équilibre et de proportion justement, mais dès que l’Aqua Alta l’envahie, toutes ses proportions sont chamboulées, pourtant les reflets sont différents et plus profonds et au lieu d’être un lieu figé, la place devient un lieu infini. L’Aqua Alta est le secret de la beauté de la piazza San Marco.

BEAUTÉ FATALE, IL N’Y A RIEN À EN DIRE


« La beauté (contrairement à la laideur) ne peut vraiment s’expliquer : elle se dit, s’affirme, se répète, mais ne se décrit pas »
Roland Barthes

LA BEAUTÉ DU SILENCE
Si le silence est beau alors qu’il reste silencieux.

La beauté de l’infini…

La seule et unique beauté qui soit c’est celle qui flatte ceux qui arpentent nos bâtiments, celle qui est si forte, si puissante, si évidente éloquente, que ce sont des gens qui deviennent les gardiens de cette beauté. Quel acteur n’est pas transcendé par un texte qu’il lit sur une scène de théâtre ? Orson Welles dit que les spectateurs assistent à une pièce de théâtre. Ainsi ils interagissent avec les mots, les acteurs et les lieux. Un théâtre peut-il être aussi beau vide qu’en abritant les vibrations et les émotions les gens qui l’habitent le temps d’une pièce ?
On pourrait dire la même chose pourtant d’un bloc opératoire. Rien n’est plus fonctionnel, aseptisé, froid et terne qu’un bloc opératoire ; et pourtant, comme enchantement, l’infirmier, l’aide soignante, le médecin, l’anesthésiste, le chirurgien, une fois qu’ils ont enfilé leurs costumes, deviennent tout à coup très très beaux. J’émets l’avis que c’est parce qu’ils sont entrain de faire le bien. Je défie n’importe quels patients de reconnaître ces individus en dehors du bloc.

L’architecture est faite pour eux, pour tous ceux qui voient, qui sentent, qui ressentent la beauté d’un lieu, que ce soit celui d’une pièce, d’une matière, d’une ombre, d’une forme, d’un paysage ou d’une sensation. Voir la beauté c’est savoir aimer. La belle architecture est celle qui parvient à cela, celle qui sème les graines pour les individus qui l’arpentent se sentent valorisés, fiers et beaux.
Le beau finalement ne se dit pas, il se vit et est en chacun de nous.

Au fond, la finalité de notre travail, la seule qui vaille la peine de se battre encore et encore et de ne jamais renoncer, c’est de susciter l’imaginaire.

« Nous sommes des passants appliqués à passer, donc à jeter le trouble, à infliger notre chaleur, à dire notre exubérance. »
Omar Kayan